Heorot
Jim
Butcher
Les Dossiers Dresden racontent le quotidien de Harry Dresden, le seul magicien professionnel de Chicago. Il existe aussi une série télé chez Sci Fi.
J’étais assis dans mon bureau à fourrager dans mes factures quand Mac m’appela.
— J’ai besoin de ton aide.
C’était la première fois que je l’entendais sortir une phrase aussi complexe que ça.
— D’accord, répondis-je. Où ?
Autre première : c’était moi le laconique cette fois.
— Le pub Loon Island. Quartier de Wrigleyville.
— J’arrive.
Je raccrochai, me levai, enfilai mon trench-coat en cuir noir et me tournai vers mon chien.
— On a du boulot. En route.
Plein d’entrain, Mouse, le chien plus lourd que la plupart des voitures européennes, abandonna sa sieste près de l’unique radiateur. Il s’ébroua, et plus particulièrement la masse de poils quasi léonine ornant son cou et ses épaules, puis on partit aider un ami.
Octobre avait apporté encore plus de pluie et de froid que d’habitude. Ce jour-là, j’avais droit à du vent, en plus. Je trouvai une place pour ma vieille Coccinelle déglinguée, et rentrai les épaules dans mon manteau pour affronter la bise. Mouse à mes côtés, je remontai Clark Street vers le nord.
Le Loon Island donnait sur le stade de Wrigley. C’était un repaire populaire avant ou après les matchs. Plus grand que la moyenne de ces établissements, il pouvait accueillir plusieurs centaines de personnes, entre ses étages et ses nombreuses pièces. À l’extérieur, de grandes affiches ornaient les murs de brique du bâtiment. Elles étaient détrempées, mais on y lisait toujours « Amicale des brasseurs de Chicago » et « La nuit des morts brassants », ainsi que l’annonce d’une fête et d’un concours de brassage artisanal. C’était le jour même. Beaucoup de monde entrait et sortait.
— Ha-ha, dis-je à Mouse. Ça explique que Mac soit ici plutôt que dans son trou habituel. Il s’est enfin décidé à lâcher sa nouvelle bière brune sur un public innocent.
Le chien me jeta un regard plein de reproche sous ses épais sourcils, puis baissa la tête en soupirant avant de reprendre le chemin du pub sous la pluie battante. Mac nous attendait à l’entrée. Chauve, musclé, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noir, il pouvait avoir entre trente et cinquante ans. D’ordinaire, son visage extrêmement banal arborait une expression patiente et pensive.
Aujourd’hui, seul « sinistre » me vint à l’esprit.
J’avançai sous le porche pour échapper à la pluie et passai ma crosse d’un mètre quatre-vingts à Mac le temps d’enlever mon manteau. Je secouai vigoureusement le vêtement, provoquant une petite averse, avant de le remettre bien vite.
Mac tient le pub où se retrouve la grande majorité de la communauté surnaturelle de Chicago. Ce bar a connu plus que sa dose de saloperies paranormales. Si Mac a l’air aussi soucieux, je préfère avoir mon cuir de protection magique entre mes petites fesses et l’origine de son inquiétude.
Je repris ma crosse ; Mac me salua d’un hochement de tête, puis s’agenouilla près de Mouse qui lui tendit une patte à serrer. Mac s’exécuta avant de le gratter derrière les oreilles.
— Une disparue, dit-il.
J’acquiesçai, remarquant à peine les regards interrogateurs que nous lançaient plusieurs personnes à l’intérieur. Question d’habitude.
— Que sait-on ? demandai-je.
— Le mari, répondit-il en me faisant signe de le suivre.
Je lui emboîtai le pas et pénétrai dans les entrailles du pub. Mouse resta collé contre moi, remuant la queue avec enthousiasme. Je soupçonnai ce comportement de n’être qu’une mascarade. Mouse est un sacré morceau, et les gens deviennent nerveux quand il ne joue pas au gros nounours.
Mac me guida à travers quelques pièces où chaque table, chaque alcôve était attribuée à un brasseur différent. Des pancartes artisanales couvertes d’un nombre obscène de points d’exclamation vantaient les mérites des diverses recettes. Sauf à l’endroit où Mac s’arrêta. Il n’y avait qu’une petite pancarte pliée en triangle portant l’inscription « L’ombre de McAnally » soigneusement calligraphiée.
Dans l’alcôve jouxtant celle de Mac, un jeune homme présentant plutôt bien, dans le genre bibliothécaire filiforme, parlait à un policier en se tordant les mains.
— Mais vous ne comprenez pas, disait le grand échalas. Elle ne partirait pas comme ça. Pas aujourd’hui. Notre lune de miel commence ce soir.
Le flic, un type trapu à la calvitie naissante et au nez peut-être un peu trop rouge pour que ça puisse être attribué au froid, haussa les épaules.
— Je suis désolé, monsieur. Mais elle est partie depuis combien de temps ? Une heure ou deux ? Nous, on entame même pas les recherches avant vingt-quatre heures.
— Mais elle ne partirait pas ! gémit le jeune homme.
— Écoute, fiston, répondit le flic. C’est pas la première fois qu’une jeune mariée panique et s’enfuit. Tu veux un conseil ? Commence par appeler ses ex-petits copains.
— Mais…
Le policier enfonça son index dans le torse du « fiston ».
— Reprends-toi, mec. Et reviens dans vingt-quatre heures.
Il se retourna pour laisser le jeune homme et manqua de me percuter. Il recula d’un pas et se renfrogna.
— Vous voulez quelque chose ?
— Je me contente de savourer votre compassion, monsieur l’agent.
Son visage s’empourpra, mais Mac lui colla une rasade de brune dans la main avant qu’il ait pu reprendre sa respiration et jouer au dur. Le flic l’avala d’un trait. Il savoura la dernière gorgée juste pour la forme avant de rendre la choppe à Mac. Il rota, puis partit.
— Monsieur McAnally, dit le jeune homme en se tournant vers lui. Dieu soit loué. Elle n’est toujours pas revenue. C’est lui ? demanda-t-il en me regardant.
Mac hocha la tête.
— Harry Dresden, confirmai-je en tendant la main.
— Roger Braddock, répondit le fil de fer angoissé. On a enlevé ma femme.
Il serrait trop fort et ses doigts étaient froids, un peu moites aussi. Je ne savais pas ce qui se passait, mais Braddock semblait vraiment effrayé.
— Elle a été enlevée ? Vous avez assisté à la scène ?
— En fait, non. Pas vraiment. Personne, d’ailleurs. Mais elle ne serait pas partie comme ça. Pas aujourd’hui. On s’est mariés ce matin et on part en voyage de noces ce soir, dès que le festival sera terminé.
— Vous avez décalé votre lune de miel pour participer à un concours de bière ? m’étonnai-je.
— J’ouvre mon propre établissement, expliqua Braddock. M. McAnally m’a donné des conseils. C’est un peu mon mentor. C’était… Je veux dire, le concours a lieu une fois par an, j’y assiste toujours. Imaginez le prestige en cas de victoire… les contacts, et…
Il se tut et regarda autour de lui.
Et voilà. Le spectre d’un deuil soudain provoque souvent une révision des priorités. Il est parfois difficile de comprendre ce qui a vraiment de l’importance avant de s’apercevoir qu’on l’a peut-être perdu à jamais.
— Vous occupiez tous deux cette alcôve ? enchaînai-je.
— Oui, répondit-il en s’humectant les lèvres. Elle est allée récupérer des serviettes au comptoir, juste en face. Elle n’était pas à plus de cinq mètres, et puis elle s’est évaporée je ne sais comment.
Personnellement, j’étais plutôt de l’avis du flic. Les gens sont souvent égoïstes, cupides et imprévisibles. Il y a toujours des exceptions, bien sûr, mais personne ne veut jamais admettre que les aspects les plus vils de la nature humaine se sont placés entre eux et la personne qu’ils aiment.
Le gamin avait l’air affreusement sincère. Même s’ils sont touchants, les gens affreusement sincères laissent leurs émotions prendre le dessus sur la réflexion et sont capables de se planter de manière apocalyptique. Plus la situation semble grave, plus ils cherchent de raisons pour ne pas y croire. Il était fort probable que la fille s’était tirée, tout simplement.
D’un autre côté, une probabilité n’est pas une certitude. Et Mac n’est pas du genre à crier au loup.
— Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ? demandai-je.
— Depuis que nous avons quinze ans, répondit-il, tandis qu’un sourire anémique flottait sur ses lèvres. Ça fait presque dix ans.
— Il était temps d’officialiser la chose, hein ?
— Nous nous sentions enfin prêts, rétorqua-t-il en perdant son sourire. De même que je sens qu’elle ne s’est pas enfuie. Pas de son plein gré.
Je contournai le jeune homme pour examiner l’alcôve et sa haute cloison. Sur la table se trouvait un tonnelet, à côté d’un petit panneau représentant une abeille avec un casque viking et une grande épée dans un baudrier. Sous l’abeille, on lisait « La cannelle du soleil de minuit ».
Je me baissai en grommelant et sortis un sac à main en cuir de sous le banc. Un sac très simple d’ailleurs.
— Il y a peu de chances qu’elle soit partie sans ça, dis-je. Même aucune.
Le jeune homme se mordit les lèvres en fermant les yeux.
— Élisabeth, murmura-t-il.
Je soupirai.
Et merde.
Elle avait un nom, à présent.
Élisabeth Braddock, jeune mariée. Elle s’était peut-être barrée. Peut-être pas. Difficile de me regarder dans une glace plus tard si je laissais tomber et qu’on apprenait qu’elle était vraiment en danger. Qu’elle s’était vraiment fait amocher.
Oh et puis zut. Ça ne coûte rien de jeter un œil.
— On tient peut-être quelque chose, dis-je en indiquant vaguement le sac. Je peux ?
— Bien sûr, répondit Braddock. Bien sûr, bien sûr.
Je posai le sac sur la table, derrière le tonnelet, et en examinai le contenu. Classique. Un portefeuille, du maquillage, un portable, des Kleenex, divers objets liés à l’hygiène féminine, une boîte de pilules contraceptives avec un bout de papier collé dessus.
Et une brosse à cheveux. Un truc d’aspect ancien avec un long manche pointu en argent.
J’en retirai quelques longs cheveux noirs.
— Ce sont bien ceux de votre femme ?
Braddock me regarda en clignant des yeux quelques secondes avant d’acquiescer.
— Ça vous dérange si je vous les emprunte ?
Manifestement, non. J’empochai la brosse en attendant. J’étudiai la boîte de pilules, puis l’ouvris. Seules les premières alvéoles étaient vides. Je décollai le papier et le dépliai. Une notice pour l’usage du médicament.
Mais qui garde ce genre de truc, bon sang ?
Je réfléchissais à cet épineux problème lorsqu’une ombre tomba sur Braddock. Un gros bras très tatoué le repoussa contre la cloison qui séparait les alcôves.
Je suivis le bras du regard et remontai jusqu’à la grosse brute en cuir noir tout aussi tatouée qui y était attachée. Le type ne mesurait que quelques centimètres de moins que moi, super baraqué sous une bonne couche de gras. Il était chauve et portait une barbe hirsute. Aux cicatrices autour de ses yeux, je devinai qu’il avait été boxeur. Son nez épaté et plusieurs fois cassé laissait à penser qu’il n’avait pas été très bon. Les anneaux qui ornaient chaque doigt de sa main droite étaient assez gros pour servir de poing américain. Sa voix était à l’image du reste : épaisse et vulgaire. Il jeta un petit triangle de carton plié sur le jeune homme.
— Où est mon tonnelet, Braddock ?
— Caine, balbutia mon nouveau client. De quoi parlez-vous ?
— De mon tonnelet, petite pute, grogna le balaise. (Deux types qui auraient bien aimé ressembler un peu plus à Caine se rassemblèrent derrière lui, gonflant son ego.) Il a disparu. Tu as eu peur de ne pas avoir le niveau cette année ?
J’observai le bout de carton sur le sol. Une petite abeille wagnérienne y figurait aussi, et on pouvait lire « La baffe de Caine ».
— Je n’ai pas de temps à perdre avec ça, répondit Braddock.
Caine le repoussa contre la cloison. Plus fort cette fois.
— On n’a pas fini. Te défile pas, petite pute, ou tu pars avec le cul en écharpe.
Je regardai Mac, qui toisa Caine mais ne broncha pas. Mac n’aime pas s’impliquer.
Il est plus malin que moi.
Je m’approchai, saisis la main du finaud et la secouai énergiquement.
— Bonjour. Harry Dresden, détective privé. Comment allez-vous ? m’exclamai-je en lui souriant, à lui et à ses potes aussi. Êtes-vous allergiques aux chiens ?
Caine fut si surpris qu’il en oublia presque de me broyer la main. Puis il s’en souvint. Je dus lutter pour ne pas grimacer. Je ne suis pas très baraqué, mais je frôle les deux mètres. Il faut plus de force que la moyenne pour que je le sente.
— Quoi ? dit-il plein de repartie. Je suis quoi aux chiens ?
— Allergique, répétai-je en désignant Mouse du menton. Certaines personnes réagissent mal au contact du mien, et je déteste quand ça arrive.
Le motard me dévisagea méchamment, puis baissa les yeux.
Cent kilos de Mouse plus du tout nounours le foudroyaient du regard. Mouse ne montrait même pas les crocs, ne grognait même pas. Inutile. Il se contentait de regarder.
Caine montra les dents en un petit sourire hideux. Mais il libéra ma main et regarda Braddock d’un air cruel.
— Au fait, où est ta petite bombe ? Elle s’est barrée pour trouver un vrai mec ?
Braddock devait être moitié moins gros que la brute, mais il se jeta sur Caine avec un abandon total.
Cette fois, Mac s’interposa entre le jeune homme et le motard, collant son épaule contre le torse de Braddock. Il encaissa l’élan et repoussa le mari inquiet, lui évitant ainsi le massacre, même si le jeune homme continua à se débattre en hurlant des injures.
Caine éclata d’un rire gras et fit un pas en avant, ses poings énormes déjà crispés. Quand il avança, j’inclinai ma crosse de manière à en coller le bout arrondi contre sa gorge. Il produisit un son qui ressemblait à « glurk », recula, puis me fusilla du regard.
Je ramenai mon fidèle bâton contre ma poitrine, histoire de pouvoir lever les mains, paumes ouvertes, au moment précis ou le gros flic, attiré par les cris de Braddock, entrait dans la pièce, une main sur sa matraque.
— Du calme, mon gars, dis-je assez fort pour être entendu du policier. Le gamin est juste énervé à cause de sa femme. C’est tout.
La brute leva le poing comme s’il s’apprêtait à me l’envoyer dans la tronche, mais l’un de ses deux amis l’avertit :
— Y a un flic !
Caine s’immobilisa et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le policier était peut-être bien en chair, mais il avait l’air de savoir se débrouiller. De plus, il avait une matraque et un flingue. Et je ne parle même pas des coéquipiers qui devaient le suivre.
Caine ouvrit son poing et baissa le bras.
— Bien sûr, dit-il. Bien sûr. On s’est mal compris. Ça arrive à tout le monde.
— Je crois qu’il est temps de partir, ajouta le flic en sortant son bâton. File maintenant, ou je te raccompagne.
Caine et ses sbires partirent dans un silence renfrogné non sans me foudroyer du regard. Bon, disons, m’envoyer un petit coup de jus. Caine n’avait pas l’air d’être une lumière.
Le flic s’approcha de moi d’un pas plus léger qu’il n’aurait dû. Pas de doute possible, ce type savait la jouer à la dure. Il m’observa, puis examina ma crosse, et garda la matraque à la main.
— C’est vous Dresden ?
— Mouais.
— J’ai entendu parler de vous. Vous travaillez avec le bureau des enquêtes spéciales, des fois. Paraît que vous êtes magicien.
— Exact.
— Vous connaissez Rawlins ?
— Un mec bien, répondis-je.
Le policier grommela son assentiment et rangea son arme. De la tête, il désigna Caine.
— Ce type est un ex-taulard. Un brutal, en plus. Il aime tabasser les gens. Faites gaffe, monsieur le Magicien, ou il va vous faire avaler quelques dents.
— Ouais, j’en tremble dans mes pantoufles elfiques.
Le flic me toisa, puis renifla.
— C’est vous qui voyez.
Il hocha la tête, avant de prendre le même chemin que le motard. Sûrement pour s’assurer qu’il partait pour de bon.
Le policier et la brute n’étaient pas si différents en fait. Le flic avait envie de matraquer la tête de Caine autant que ce dernier aurait voulu me casser la gueule. Et il était tout aussi insensible à la disparition d’Élisabeth Braddock. Mais au moins, le policier avait canalisé son casseur intérieur pour aider les gens autour de lui… Enfin, tant qu’il n’y avait pas trop d’escaliers à monter, j’imagine.
Je me retournai vers Mac. Il se tenait toujours entre le gamin et la porte. Mac me remercia d’un hochement de tête. Braddock semblait sur le point de pleurer, ou peut-être de hurler.
— Vous n’êtes pas vraiment amis, hein ? lui dis-je.
Le jeune homme lança un regard venimeux à l’endroit où s’était tenu Caine quelques minutes auparavant.
— Il y a quelque temps, ma femme l’a humilié. Il n’aime pas qu’on lui dise « non » et il est rancunier. Vous croyez que c’est lui, le coupable ?
— Pas vraiment. (Je me tournai vers Mac.) Quelque chose te donne à penser qu’on trempe dans du bizarre. Les lumières ont faibli ?
— Deux fois, grogna-t-il.
Braddock nous observa tour à tour.
— Quel est le rapport avec mon histoire ?
— En général, la magie active perturbe les installations électriques, expliquai-je. Elle brouille les portables, plante les ordinateurs. Les trucs plus simples, comme les lampes, ont juste tendance à clignoter.
Le jeune homme afficha une expression à mi-chemin entre le doute et la répulsion.
— De la magie ? Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
— Cette conversation me fatigue, dis-je en sortant les cheveux d’Elisabeth de ma poche. Ce boui-boui a une sortie de secours ?
Mac me la montra sans dire un mot.
— Merci. Viens, Mouse.
La porte de service donnait sur une longue ruelle aussi sale qu’étroite, parallèle à Clark Street. Le vent avait encore forci. De fait, l’averse glacée se concentrait surtout sur la partie supérieure d’un des murs de l’allée. Tant mieux. C’est déjà difficile de lancer un sort physique sous une simple pluie. Sous une grosse averse, ça devient presque impossible, même pour un sortilège tout simple comme un sort de pistage.
J’ai lancé cet enchantement des centaines de fois, et c’est devenu une sorte de routine. Je me dégottai un endroit propre près du mur, à l’abri de la pluie, et traçai un cercle à la craie autour de moi tout en associant une parcelle de volonté au mouvement.
Je sentis immédiatement le résultat en achevant le tracé. Le cercle libéra une bulle magique qui m’entoura, repoussant toute forme d’énergie qui pourrait faire échouer le sortilège. J’enlevai mon médaillon, un vieux pentacle usé accroché à une chaîne en argent, murmurai doucement, et attachai quelques cheveux d’Élisabeth au centre du pendentif. Ensuite, je concentrai ma volonté, percevant la puissance canalisée par le cercle comme une chose presque tangible. Je marmonnai en latin de cuisine et libérai la magie accumulée dans le pentacle.
L’étoile à cinq branches étincela une fois, et une dizaine d’étincelles d’électricité statique coururent à la surface du métal et sur les cheveux. Je grimaçai. Quel maladroit ! J’avais laissé un peu d’énergie se transformer en électricité statique. Et dire que je rebattais les oreilles de mon apprentie depuis des semaines au sujet de la précision !
Je brisai le cercle en effaçant la craie de la pointe du pied, et regardai Mouse, qui restait assis patiemment, la bouche ouverte dans un grand sourire canin. Il était présent lors de certaines leçons, et était plus intelligent que la plupart des chiens. J’ignorais ce qu’il comprenait vraiment, mais à ce moment précis j’aurais pu jurer qu’il se moquait de moi.
— C’est la faute de la pluie, lui dis-je.
Mouse éternua et remua la queue.
Je le toisai. Je n’étais pas sûr de bien le vivre si mon chien s’avérait plus futé que moi.
L’averse allait dissiper le sort si je laissais l’amulette sans protection. Je fis de mon mieux pour la couvrir avec mes mains. Un chapeau aurait été bien pratique, d’ailleurs. Je devrais peut-être en acheter un.
Je brandis le médaillon et me concentrai sur l’enchantement. Le pentacle frémit à l’extrémité de la chaîne avant de se tendre brusquement vers le bout de la ruelle.
Je remontai ma main et l’amulette dans la manche de mon manteau avec un sifflement impressionné.
— Elle est passée par ici. À en juger par la force de la réaction, elle devait être terrifiée. Elle a laissé une sacrée piste.
Mouse me répondit en haletant et remonta l’allée en reniflant l’air. Le bout de sa courte laisse traînait par terre. Elle ne servait qu’à sauver les apparences, de toute manière. Je le suivis et à peine eut-il parcouru une vingtaine de mètres qu’il commença à gronder.
C’est le genre d’événement qui mérite bien un haussement de sourcils. Mouse n’émet aucun son à moins d’être en présence d’un truc vraiment bizarre. Il accéléra le pas et j’allongeai le mien pour le suivre.
Je me mis à gronder de concert. Depuis le temps, je commençais à en avoir marre des saloperies qui accablaient les habitants de ma ville.
Mouse ralentit quand on émergea dans la rue elle-même. La pluie ne perturbait pas seulement la magie. Il grogna de nouveau et me regarda par-dessus son épaule, la queue entre les pattes.
— J’assure tes arrières, lui dis-je.
Avec ma crosse, je relevai un pan de mon long manteau pour créer un abri de fortune afin de sortir l’amulette. Je n’avais presque pas l’air ridicule.
Va falloir que je me procure un chapeau. Obligé.
Le sort de pistage tenait bon et le médaillon me guida vers Wrigley Field. Sous la pluie grise et froide, l’enceinte silencieuse dominait les alentours. Sans cesser de renifler avec zèle, Mouse tourna brusquement dans une autre ruelle et accéléra d’un coup. Je relevai mon manteau et consultai de nouveau le pentacle.
J’étais tellement occupé à me sentir mouillé, glacé et empoté que j’en oubliai d’être paranoïaque. Caine sortit de nulle part et me balança quelque chose dans le crâne.
Je tournai la tête et m’écartai à la dernière seconde. Le coup me cueillit à la tempe. Il y eut un éclair de lumière et mes jambes se ramollirent. Le motard réapparut dans mon champ de vision et je remarquai qu’il tenait une grande chaussette sale lestée à l’extrémité. Une sorte de fléau improvisé, quoi.
Je me cognai la hanche contre une poubelle et n’eus que le temps de placer un bras entre l’arme et mon visage. Les sorts de défense dans mon manteau sont efficaces, mais ne me protègent que des balles et des trucs pointus ou coupants. Le fléau s’écrasa sur mon avant-bras, qui s’engourdit.
— Alors comme ça, t’as volé mon tonnelet pour Braddock ? Pour que sa gouinasse d’abeille à la cannelle de merde remporte le concours ? Je vais te le sortir du cul, moi !
Caine accompagna cette agréable image d’une seconde attaque.
Hélas, en s’arrêtant pour me sortir sa petite tirade, il avait commis une erreur. S’il m’avait frappé tout de suite, il m’aurait vite assommé. Il n’avait pas hésité longtemps, mais ça m’avait suffi pour reprendre mes esprits. Alors qu’il s’apprêtait à cogner, je lui flanquai un coup de crosse en plein dans les testicules. La brute écarquilla les yeux et sa bouche s’ouvrit en un cri silencieux.
Comme quoi, le bonheur tient à peu de chose.
Caine tituba avant de s’affaler. Mais l’une de ses « Cainettes » le dépassa et me frappa à la bouche. D’ordinaire, j’aurais encaissé sans problème, mais son chef m’avait déjà bien secoué. Un genou à terre, je m’affaissai en essayant de comprendre ce qui se passait. Quelqu’un portant de grosses bottes de moto me donna un coup de pied dans le ventre. Je tombai sur le dos et lui envoyai mon talon dans la rotule. Il y eut un léger craquement et il s’effondra en hurlant.
Le troisième avait un démonte-pneu à la main. Pas le temps pour la magie. Mes yeux partaient dans tous les sens, alors mes pensées… Par je ne sais quel miracle, je bloquai les deux premiers coups avec ma crosse.
À ce moment-là, cent kilos de chien mouillé percutèrent la Cainette numéro deux au niveau du torse. Mouse ne mordit pas. Il y a une limite à ce qu’un chien accepte de prendre dans sa gueule. Il se contenta de renverser le voyou et de l’écraser sous son poids. Puis tous deux commencèrent à se débattre.
Je me relevai au moment même où Caine revenait à la charge, le fléau tournoyant au-dessus de sa tête.
À mon avis, cette brute n’y connaissait pas grand-chose en combat au bâton. En revanche, Murphy m’entraînait depuis quatre ans. Je levai ma crosse et interceptai la chaussette. Le bout lesté s’enroula autour du bâton, et je désarmai Caine d’un simple pivot du poignet. Dans le même mouvement, je ramenai l’autre extrémité vers le haut et lui cognai la tronche.
Le motard s’écroula.
Je m’appuyai sur ma crosse en haletant. Je venais de gagner une bagarre. Ça arrivait rarement sans que j’utilise la magie. Mouse avait l’air de s’en sortir, même s’il se concentrait pour maintenir l’autre brute au sol.
— Connard, lançai-je à un Caine inconscient en lui donnant un petit coup de pied dans les côtes. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est devenu ton putain de tonnelet.
— Hé bien, dit une femme derrière moi. Je dois admettre que je ne vous croyais pas capable de vous en sortir aussi bien contre eux.
Elle parlait dans un anglais parfait avec une pointe d’accent vaguement allemand ou peut-être Scandinave.
Tout en changeant ma prise sur le bâton, je me tournai légèrement vers la fille de manière à garder mes agresseurs dans mon champ de vision.
C’était une grande blonde, près du mètre quatre-vingts même sans talons. Son tailleur gris ne parvenait à cacher ni son corps athlétique, ni sa féminité. Les yeux d’un bleu glacé, un beau visage un peu anguleux, elle tenait un grand sac de toile dans la main droite. Je la reconnus. Elle était conseillère en sécurité surnaturelle pour John Marcone, le parrain de la pègre de Chicago.
— Miss Gard, n’est-ce pas ? dis-je, encore essoufflé.
— Monsieur Dresden, répondit-elle en hochant la tête.
Mon bras m’élançait et mes oreilles sifflaient toujours. Encore une heure, et mon front s’ornerait d’un magnifique œuf de poule.
— Content que le spectacle vous ait plu. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai du boulot.
— Je dois vous parler, dit-elle.
— Appelez-moi aux horaires de bureau.
Caine gémit sans bouger. Le type dont j’avais amoché le genou chouinait en se balançant d’avant en arrière. Je regardai le malfrat que Mouse maintenait au sol.
Il frémit. Il n’avait plus du tout envie de se battre. Dieu merci, car moi non plus.
— Mouse, grognai-je en avançant dans la ruelle.
Le chien abandonna sa victime qui lâcha un gros « ouf » quand le molosse lui planta ses deux pattes dans le ventre en se relevant. Mouse m’emboîta le pas.
— Je suis sérieuse, monsieur Dresden, continua Gard dans mon dos en nous suivant.
— Marcone n’est roi que dans sa tête, répondis-je sans m’arrêter. S’il veut me transmettre un message, il peut attendre. J’ai des choses importantes sur le feu.
— Je sais. La fille. Elle est brune, dans les un mètre soixante, avec les yeux marron, un polo vert et un jean. Et elle est à moitié folle de peur.
Je m’arrêtai et me retournai, la mâchoire crispée.
— Marcone est derrière tout ça ? Ce fils de pute va regretter d’avoir même regardé cette…
— Non, m’interrompit-elle. Écoutez, Dresden : oubliez Marcone. Il n’a rien à voir là-dedans. Je suis de repos aujourd’hui.
Je l’observai un moment. Et pas seulement parce que la pluie avait commencé à rendre transparent le chemisier blanc qu’elle portait sous sa veste de tailleur. Elle semblait sincère. Ce qui ne voulait rien dire. J’avais appris à me méfier de mon intuition quand il y avait une blonde dans l’équation. Ou une brune.
Ou une rousse.
— Que voulez-vous ? demandai-je.
— Presque la même chose que vous. Vous voulez la fille, je veux la chose qui l’a enlevée.
— Pourquoi ?
— La fille n’a pas assez de temps pour qu’on joue à Questions pour un champion, Dresden. Soit on s’entraide et on la sauve, soit elle meurt.
Je pris une profonde inspiration avant de hocher la tête.
— Je vous écoute.
— J’ai perdu sa trace à l’autre bout de cette ruelle, dit-elle. Pas vous, manifestement.
— Ouais. Abrégez et expliquez-moi comment vous pouvez m’aider.
Sans un mot, elle ouvrit son sac de toile et en sortit – je jure que c’est vrai – une hache à double tranchant qui devait bien peser dans les sept kilos, et qu’elle cala contre son épaule.
— Si vous me guidez jusqu’au Grendelkin, je m’en occuperai pendant que vous sauverez la fille.
Grendelkin ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Attention, ne nous méprenons pas, je suis un magicien. Je m’y connais en surnaturel. Je pourrais remplir plusieurs cahiers avec les noms des entités que je connais. Mais le truc avec le savoir, c’est que plus on en apprend, plus on se rend compte de ce qu’il reste à apprendre. L’univers paranormal est bien plus vaste que le monde matériel et les humains sont vraiment en infériorité numérique. Même si je découvrais de nouvelles créatures jusqu’à mon dernier souffle, je n’en aurais même pas catalogué le quart.
Et celle-là était un inédit.
— Chaque seconde peut être décisive, continua Gard.
Sous le masque calme de son joli minois, je sentis une ombre d’angoisse, d’urgence.
Tandis que je digérais tout ça, le claquement sec d’une brique cassée – ou d’une petite pierre tombée du toit – résonna un peu plus loin dans l’allée.
Gard fit volte-face, adoptant aussitôt une position de combat, la hache brandie devant elle pour se défendre.
Oh putain…
J’avais vu Gard se mesurer à une nécromancienne de classe mondiale et sa goule apprivoisée sans même froncer ses jolis sourcils dorés. Qu’est-ce qui pouvait bien l’effrayer ainsi ?
Elle abandonna lentement sa position, inclina la tête, puis grommela quelque chose avant de se retourner vers moi.
— Vous n’avez pas idée… de ce qui va arriver à cette fille. Personne ne devrait subir ça. Je vous en supplie. S’il vous plaît, aidez-moi.
Je soupirai.
Et merde.
Elle avait dit « s’il vous plaît ».
La pluie affaiblissait le sort de pistage lancé sur le médaillon. Elle effaçait aussi les traces du Grendelkin et d’une Élisabeth terrifiée mais, entre Mouse et moi, on parvint à découvrir où le méchant s’était enfui. Enfoui, même. La piste s’arrêtait devant l’entrée d’une vieille cave derrière les immeubles à l’est de Wrigley Field, sous la ligne du métro aérien près de la station Addison. Les portes semblaient anciennes et scellées par la rouille. D’un autre côté, si la piste nous y conduisait, elles ne devaient pas être si bloquées que ça. Un grillage en faisait le tour. Il n’y avait pas de portail, mais un panneau qui déclarait l’endroit dangereux et interdit. Vous connaissez la musique. C’est le genre d’avertissement que les demeurés en quête de frissons et les mages migraineux au grand cœur ignorent toujours.
— T’es sûr ? demandai-je à Mouse. Il est passé par là ?
Le chien fit le tour du grillage en reniflant le sol sec, protégé de la pluie par les rails du métro juste au-dessus. Puis, il se concentra sur les portes et grogna.
L’amulette oscilla, mais avec moins de force qu’elle ne l’avait fait quelques minutes auparavant. Je grimaçai.
— Il est descendu là-dedans, mais après, il a filé vers le nord.
— Merde, lâcha Gard.
— Merde, confirmai-je.
Le Grendelkin s’était enfui dans les souterrains.
Chicago est une vieille ville – enfin, selon les normes américaines. Elle a été inondée, brûlée plusieurs fois, bâtie et rebâtie sans relâche. De larges portions ont été construites jusqu’à trois mètres au-dessus du niveau original, tandis que d’autres immeubles se sont installés dans la boue marécageuse autour du lac Michigan. Des dizaines et des dizaines de réseaux de tunnels courent sous la surface. Nul ne sait combien de galeries et de chambres différentes ont été creusées, que ce soit exprès ou par accident. Sachant que la plupart des gens considèrent le surnaturel comme une vaste blague, personne n’a remarqué tout le boulot supplémentaire ajouté par des « non-gens » pendant ce temps.
Les souterrains commencent juste à la limite des tunnels routiers normaux et des galeries de maintenance, où des pans de murs et de toits s’effondrent régulièrement et où quiconque avec deux sous de bon sens n’ose pas aller. À partir de là, les ténèbres et le froid s’installent ainsi que leurs habitants. Plus on avance, plus ils sont nombreux, et territoriaux.
Des choses habitent là-dessous. Toutes sortes de choses.
Une visite dans les souterrains ressemble plus à du suicide qu’à de la spéléo. Ceux qui s’y risquent cherchent franchement à alléger le patrimoine génétique de l’humanité. En bref, les gens intelligents n’y vont pas.
Gard nous ouvrit une grande brèche dans la grille à coups de hache et on descendit de vieilles marches croulantes – dans l’obscurité.
Je murmurai un mot et ajoutai un petit effort de volonté. Mon amulette se mit à étinceler d’une jolie lumière bleutée qui illumina juste assez le tunnel pour qu’on y voie, sans pour autant trahir notre approche. Gard sortit une petite lampe torche à filtre rouge de son sac. Un éclairage de secours. Je me sentis mieux. Quand on est sous terre, avoir de la lumière est presque aussi important que d’avoir de l’air. Ça prouvait qu’elle savait ce qu’elle faisait.
La galerie de maintenance que l’on emprunta céda la place à une série de chambres diverses, des espaces entre les sous-sols et les fondations des routes construites au-dessus du sol d’origine. Mouse passa devant, ma crosse, mon médaillon et moi sur les talons. Gard fermait la marche, avançant d’un pas lent et prudent.
On progressa pendant dix minutes peut-être, à travers des accès difficiles à repérer et même un tunnel en partie inondé par près d’un mètre cinquante d’une eau stagnante et glacée. Par deux fois, on s’enfonça plus profondément sous terre, et je commençai à me demander comment on retrouverait notre chemin au retour. La spéléologie est déjà assez dangereuse comme ça, pas besoin de rajouter quoi que ce soit qui rime avec « vorace ».
— Ce Grendelkin, dis-je. Dites-m’en plus.
— Vous n’avez pas besoin de savoir.
— Un peu, que j’en ai besoin, putain ! Vous voulez que je vous aide ? Aidez-moi. Dites-moi comment nous battrons cette chose.
— Pas de « nous » qui tienne. Je le ferai seule. C’est tout ce que vous avez à savoir.
Je me sentis un peu insulté d’être laissé dans l’ignorance avec une telle désinvolture. J’admets que j’avais agi de la même manière des millions de fois, surtout pour protéger les gens, mais ça n’en était pas moins frustrant. Juste ironique.
— Et imaginons qu’il se débarrasse de vous. J’aimerais bien avoir quelques informations, s’il nous poursuit, la fille et moi, et que je doive le combattre.
— Ça ne devrait pas arriver.
Je m’arrêtai net et me retournai pour la dévisager.
Elle me rendit mon regard en haussant les sourcils. Quelque part, de l’eau gouttait. Un léger grondement passa au-dessus de nos têtes. Peut-être le métro qui partait pour je ne sais quelle station.
Elle crispa la mâchoire et hocha la tête dans un geste de concession.
— Il s’agit d’un descendant de Grendel.
Je repris la marche.
— Oh putain ! Genre, le Grendel ?
— Manifestement, soupira Gard. Avant que Beowulf ne l’affronte à Heorot…
— Le Grendel ? Le Beowulf ?
— Oui.
— Et ça s’est passé comme dans la légende ?
— À peu près, répondit Gard avec une note d’impatience dans la voix. Avant son combat contre Beowulf, Grendel avait déjà enlevé plusieurs femmes lors de ses précédentes visites. Il les a fécondées.
— Beurk, grimaçai-je. Mais je crois qu’on a inventé la pilule entre-temps, non ?
Gard me jeta un regard interdit.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
— Sans déconner ? répondis-je. C’est justement pour ça que je me renseigne.
— Vous en savez largement assez.
J’ignorai sa déclaration, et le sentiment qui allait avec. En général, un bon détective privé est un poseur de questions professionnel. Si je m’obstinais, je finirais forcément par obtenir une réponse.
— Il y a eu une anomalie électrique dans le pub. Cette chose utilise de la magie ?
— Pas au sens où vous l’entendez.
Vous avez vu ? Une réponse. Vague, certes, mais une réponse quand même. Je continuai.
— Alors comment ?
— Les Grendelkins sont forts. Rapides. Et ils peuvent affecter les esprits des gens autour d’eux.
— Les affecter comment ?
— Les gens ne les remarquent pas, ou alors très vaguement. Il leur arrive de se déguiser. C’est leur tactique d’approche. Parfois, ça perturbe la technologie.
— De la magie de camouflage, dis-je. Une illusion. Mouais, je connais par cœur. Mac a parlé de deux anomalies. Pourquoi cette saloperie voudrait voler un tonnelet pendant un concours de bière ?
Gard me crucifia du regard.
— Un tonnelet ?
— C’est pour ça que les autres fondus dans la ruelle étaient énervés, expliquai-je. Quelqu’un leur a volé un tonnelet.
La jeune femme cracha un mot qui aurait sûrement été censuré si elle l’avait prononcé dans une émission de télé scandinave.
— Quelle bière ?
— Hein ? répondis-je.
— Le tonnelet contenait quel genre d’alcool ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne l’ai même jamais vu.
— Malédiction !
— Mais… (Je me grattai le nez en réfléchissant.) Il y avait une abeille viking dessinée sur le petit carton près de la table. Ça s’appelait la Baffe de Caine.
— Une abeille, répéta-t-elle les yeux brillants. Vous êtes sûr ?
— Ouais.
Elle jura de nouveau.
— De l’hydromel, lâcha-t-elle.
Je fronçai les sourcils.
— Ce monstre a volé un tonnelet d’hydromel et une fille ? Elle va lui servir de… d’apéritif ou quoi ?
— Il ne va pas la manger, dit Gard. Il veut l’hydromel pour la même raison qu’il veut la fille.
Je laissai passer quelques secondes pour qu’elle s’explique. En vain.
— J’arrive franchement à court de bonne volonté pour continuer à faire mumuse, lui déclarai-je, mais je pose quand même la question : pourquoi veut-il la fille ?
— Pour procréer.
— Merci, je comprends mieux maintenant. Ce monstre pense qu’elle va avoir besoin d’une bonne rasade de bière avant de passer à la casserole, c’est ça ?
— Non, répondit Gard.
— Bien sûr, il n’est pas humain. C’est le monstre qui va avoir besoin d’une bonne rasade de bière, alors.
— Non, rétorqua Gard un peu plus sèchement.
— Je vois. Il veut juste mettre une petite ambiance, alors. Il a peut-être embarqué quelques CD de musique douce aussi.
— Dresden, gronda la blonde.
— « Je me lève et je te bouscule, tu ne te réveilles pas, comme d’habitude », chantai-je.
Faux.
Gard s’arrêta et me foudroya du regard, ses yeux bleu clair étincelant d’une rage glacée. Son ton se fit plus dur encore.
— Et comme d’habitude, les bébés des femmes enceintes déchirent le ventre de leur mère pour sortir, les tuant par la même occasion ?
Vous avez vu ? Une autre réponse. Bon, elle était plus dure que je ne l’aurais souhaité.
J’arrêtai de chanter. J’étais un peu sous le choc.
— Ils sont solitaires, continua Gard d’une voix rendue encore plus terrifiante par son ton monotone et calme. La plupart du temps, ils enlèvent leur victime, la violent, la déchiquettent et la mangent. Celui-là a autre chose en tête. Il y a un truc dans l’hydromel qui le rend fertile. Il va la féconder. Se reproduire.
Une idée illumina mon esprit.
— Voilà le genre de personne qui garde la notice de ses pilules contraceptives ! Quelqu’un qui ne la prend pas depuis longtemps.
— Elle est vierge, confirma Gard. Les Grendelkins ont besoin de vierges pour procréer.
— Plutôt rare de nos jours.
Gard lâcha un rire grinçant.
— Croyez-moi, Dresden. Les adolescents ont toujours été et seront toujours des adolescents. Bourrés d’hormones, curieux, et se moquant complètement des conséquences de leurs actes. Il n’y a jamais eu de surplus sur le marché de la virginité. Ni à l’époque victorienne, ni à la Renaissance, ni à Hastings et pas plus maintenant. Mais même si c’était dix fois plus rare à l’époque moderne, il y aurait toujours plus de choix qu’à n’importe quel moment de l’Histoire. Il y a tellement de gens maintenant !
Elle soupira.
— Quelle information intéressante, dis-je. Vous parlez de ces époques comme si vous y aviez été. Vous voulez me faire avaler que vous avez plus de mille ans ?
— Ce serait si incroyable que ça ?
Touché. Beaucoup d’êtres surnaturels sont immortels, ou presque. Même les magiciens humains peuvent tenir trois ou quatre siècles. D’un autre côté, j’avais rarement eu l’occasion de rencontrer une immortelle qui ait l’air aussi humaine à mes yeux de mage.
Je l’observai quelques secondes avant de répondre.
— Si c’est vrai, vous ne faites pas votre âge. Je vous aurais donné à peine la trentaine.
Elle eut un léger sourire.
— Je crois qu’il est plus poli de dire vingt-neuf ans, à notre époque.
— La politesse et moi ne nous sommes jamais bien entendus.
— C’est ce que j’aime chez vous, acquiesça Gard. Vous dites ce que vous pensez, et vous agissez. C’est rare de nos jours.
Je continuai à remonter la piste sans rien ajouter. Soudain, Mouse se figea et émit un son presque inaudible. Je levai une main en m’arrêtant. Gard se tut et s’immobilisa.
Je m’agenouillai près du chien.
— Un problème, mon pote ?
Mouse regardait droit devant lui, la truffe frémissante. Il avança d’un pas incertain, puis gratta le sol près du mur.
Je le suivis, l’amulette lumineuse à la main. Quelques touffes de poils gris gisaient sur le sol de pierre humide. Je me mordis la lèvre et levai la lumière pour examiner la paroi, qui portait de longues griffures. Guère plus larges que l’ongle du pouce, mais profondes. Difficile d’en distinguer le fond.
Gard me rejoignit et regarda par-dessus mon épaule. Parmi les effluves de chaux et de moisi, je distinguai son parfum, une odeur de fleur que je ne reconnus pas. Plaisante distraction, en tout cas.
— Ce qui a laissé ces marques était très affûté, observa-t-elle.
— Yep, dis-je en ramassant les poils. Tendez votre hache.
Elle s’exécuta. J’approchai les poils du tranchant de la lame. À son contact, ils se recroquevillèrent et noircirent avant de se ratatiner complètement. Une puanteur de cheveux brûlés se mélangea au pot-pourri ambiant.
— Magnifique, râlai-je.
Gard haussa les sourcils et me dévisagea.
— Des Fées ?
— Des Malks, j’en suis quasi certain, acquiesçai-je.
— Des Malks ?
— De la Cour d’Hiver. Des Félidés à peu près de la taille d’un chat sauvage.
— Bon, rien qu’on ne puisse gérer avec de l’acier, répondit-elle en se relevant brusquement.
— Oui. Vous pourriez sûrement en « gérer » cinq ou six.
Elle hocha la tête, brandit sa hache et se retourna pour continuer dans la galerie.
— C’est pourquoi ils préfèrent se balader par groupes de vingt, ajoutai-je au bout de quelques pas.
Gard s’arrêta et me jeta un coup d’œil.
— C’est ce qu’on appelle partager ses informations, dis-je en désignant le mur. Ce sont les symboles territoriaux d’une meute locale. Les Malks sont plus forts que des animaux normaux. Ils sont rapides et presque invisibles quand ils le décident. Leurs griffes sont plus acérées et résistantes que de l’acier chirurgical.
J’avais déjà vu une de ces teignes déchiqueter une batte de base-ball en aluminium. Ils sont intelligents aussi, comme si ça ne suffisait pas. Plus que certaines personnes de ma connaissance.
— Od’s bokin, jura doucement Gard. Vous pouvez vous en charger ?
— Ils détestent le feu. Mais dans un espace aussi réduit que celui-ci, moi aussi.
— Est-ce qu’on peut négocier avec eux ? Acheter un droit de passage ?
— Ils tiendront parole comme n’importe quelle Fée, répondis-je. Mais il faut déjà qu’ils la donnent. Maintenant, pensez au plaisir qu’éprouvent les chats quand ils chassent, même s’ils n’ont pas faim. Pensez à la manière dont ils jouent avec leur proie. À présent, extrayez ce charmant petit instinct de tueur de tous les félins de Chicago et injectez-le dans un seul Malk. Ils sont aux chats ce que Hannibal Lecter est aux hommes.
— La négociation n’est pas envisageable, donc.
Je secouai la tête.
— Je pense que les seules choses qui pourraient les intéresser chez nous, ce sont nos hurlements et notre viande.
— Il vaut mieux qu’ils ne nous repèrent pas, alors, conclut Gard en fronçant les sourcils.
— Bonne idée, mais ces fumiers ont des sens de félin. Je pourrais sûrement nous dissimuler ou supprimer notre bruit, mais pas les deux en même temps. En plus, ils pourraient toujours nous sentir.
Ma blonde compagne se renfrogna. Elle fourragea dans une des poches de son manteau et en sortit une petite boîte en ivoire jauni par le temps. Elle l’ouvrit et commença à trier méticuleusement quelques carreaux, eux aussi en ivoire.
— Des lettres de Scrabble ? demandai-je. Je refuse de jouer avec les Malks. Ils font chier avec les pluriels et les noms propres.
— Ce sont des runes, expliqua Gard d’un ton égal.
Elle trouva ce qu’elle cherchait, prit une profonde inspiration, puis choisit un seul carreau avec le même soin qu’un soldat qui manipule des explosifs. Elle referma le couvercle et rangea la boîte dans sa poche, conservant la pièce d’ivoire dans la paume de sa main tendue devant elle.
Je connais bien les runes nordiques. Celle qui ornait le carreau m’était totalement inconnue.
— Heu, qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Une rune de Routine, souffla-t-elle. Vous avez dit être doué pour les illusions. Si vous pouvez nous donner leur apparence, même l’espace d’un court instant, elle devrait nous permettre de les dépasser sans nous faire remarquer.
Techniquement, ce que j’avais dit à Gard, c’était que je connaissais la magie des illusions, pas que j’étais doué. En toute honnêteté, c’était même plutôt mon point faible. On ne peut pas être bon partout, pas vrai ? Moi, je suis fort en magie de combat. Ma maîtrise de l’illusion ne vaut guère mieux qu’une brave nature morte, en termes d’arts plastiques.
Il ne restait plus qu’à espérer que ce que Gard ignorait n’allait pas nous coûter la vie. Élisabeth n’avait plus beaucoup de temps, et je n’avais guère plus d’options. Et puis, qu’avions-nous à perdre ? Si la discrétion ratait, on pouvait toujours essayer de négocier ou de lancer la baston.
Mouse me regarda d’un air grave.
— Super, dis-je. On y va.
Pas de bonne illusion sans imagination. On crée une image mentale, avec tous les détails. On la visualise si fort qu’elle en devient presque tangible, presque réelle. On doit pouvoir la voir, l’entendre, la toucher, la goûter, la sentir. On doit investir tous nos sens dans son hypothétique réalité. Une fois qu’on arrive vraiment croire à une fausse version de la réalité, alors on peut lui insuffler de l’énergie et la projeter dans l’esprit et les sens de tous ceux qui la regardent.
Entre nous, c’est aussi comme ça que les meilleurs menteurs font leurs affaires. Ils rendent leur version de la réalité si cohérente qu’eux-mêmes y croient presque.
Je ne suis pas un très bon menteur, mais je connais les bases pour faire fonctionner une illusion. Et puis, je disposais de deux armes secrètes. La première était la touffe de poils d’un vrai Malk. Je pouvais m’en servir pour ajuster les détails de mon illusion. La seconde était un de mes potes, un gros matou gris baptisé Mister qui daignait partager son appartement avec Mouse et moi. Il ne m’accompagnait pas lors de mes aventures, il était au-dessus de considérations aussi triviales. Mais en général, il appréciait ma compagnie et ne bougeait pas énormément quand j’étais à la maison. Quand ça le dérangeait, il partait en vadrouille.
Une fois mon cercle achevé, je fermai les yeux, serrai la touffe de poils dans ma main et construisis mon phantasme en m’inspirant de Mister. J’avais déjà vu ces Félidés, et ils portaient les mêmes cicatrices que mon chat affiche avec orgueil. Mais ils ne ressemblaient pas exactement à des chats. La forme de leur tête était différente, et leur fourrure plus rêche, plus rigide. Leurs pattes comptaient un orteil de plus également, et étaient plus larges que chez un chat normal. Mais ils bougeaient absolument de la même manière.
— Noctus ex illuminus, murmurai-je, une fois que l’image de trois Malks aussi laids et élancés que couturés s’imposa à mon esprit.
Je libérai l’énergie nécessaire pour alimenter l’enchantement et rompis le tracé d’un geste lent et précis.
— Ça marche ? chuchota Gard.
— Oui, répondis-je, les yeux toujours fermés, concentré sur l’illusion.
Je titubai un peu, puis trouvai le dos large de Mouse et posai une main sur sa fourrure.
— Ne me perturbez pas, ajoutai-je. Avancez.
— Parfait, dit-elle en prenant une courte inspiration avant de murmurer autre chose. (Il y eut un craquement suivi d’un éclair.) Voilà, la rune est activée.
Elle posa une main sur mon épaule. Les Malks n’utilisent aucune forme d’éclairage. Si un soi-disant trio de ces bestioles se baladait avec de la lumière, ça risquait de gâcher le résultat que nous essayions d’obtenir. Nous étions donc obligés d’avancer dans le noir.
— On dispose de quinze minutes au maximum.
Avec un grognement, je posai une main sur mon chien, et on commença à marcher. Nous nous en remettions à Mouse pour nous guider. Même s’il faisait noir, je n’osais pas ouvrir les yeux. La moindre distraction de l’image mentale, et elle se désintégrerait comme du papier toilette dans un ouragan. De fait, j’avançais, concentré, en espérant que ça fonctionnerait.
Impossible même d’évaluer le temps, mais j’eus l’impression de marcher une demi-heure. J’allais demander à Gard si nous avions franchi la zone dangereuse quand une voix inhumaine résonna à moins de trente centimètres de mon oreille gauche, déclarant dans un anglais parfait :
— De nouvelles Griffes arrivent tous les jours. Nous sommes affamés. Nous devrions déchiqueter le singe et nous en arranger.
La surprise manqua de me faire trébucher, mais je me concentrai sur l’image dans ma tête. J’avais déjà entendu des Malks parler. Leur accent étrange et leur intonation déconcertante ne firent que renforcer la qualité de mon illusion.
Un concert d’approbations et de quolibets retentit autour de moi, le tout dans un anglais « malkien » nonchalant. Ils étaient plus de vingt. Nous nous trouvions au milieu d’une petite horde.
— Patience, dit un autre Malk.
Au ton de sa voix, je devinai qu’ils avaient déjà dû avoir cette conversation un million de fois.
— Laissons le singe penser qu’il nous a domptés et que nous lui servons de gardiens, poursuivit-il. Il chasse sur le territoire du magicien ; ce dernier viendra forcément l’affronter. Le Roi des Aulnes nous comblera quand nous lui apporterons la tête du magicien.
La vache. J’avais l’impression d’être une vedette.
— J’en ai assez d’attendre, dit un autre Malk. Tuons le singe et sa proie avant de traquer le mage.
— Patience, les chasseurs. Il viendra à nous, reprit le premier. Nous réglerons son compte au singe une fois que nous aurons tué le magicien. (Une note de plaisir emplit sa voix.) Et son petit chien avec.
Mouse émit un nouveau grondement inaudible que je sentis à peine avec la main sur son dos. Pourtant, il poursuivit son chemin et on traversa la portion de tunnel occupée par les Malks. Il se passa encore de longues minutes et plusieurs virages avant que Gard pousse un long soupir de soulagement et lâche :
— Ils étaient plus de vingt.
— Oui, j’avais remarqué.
— Je crois qu’on les a dépassés.
Je soufflai et abandonnai l’image mentale pour illuminer mon amulette. Enfin, je tentai de repousser l’illusion. Je clignai plusieurs fois des yeux, mais ma tête ressemblait à une télé de magasin où une image s’est incrustée dans l’écran. Je regardai Mouse et Gard. J’eus du mal à effacer l’apparence sauvage – et l’horrible tête aplatie – que je leur avais collée avec tant de force.
— Vous avez d’autres runes comme celle-là ?
— Non, répondit Gard.
— On a intérêt à être créatifs quand on va revenir.
— Inutile de s’en inquiéter pour l’instant, dit-elle en reprenant sa route.
— Mais bien sûr que si. Une fois qu’on aura récupéré la fille, on va devoir la ramener. Le mythe du héros, Joseph Campbell et le reste, ça ne vous dit rien ?
Elle haussa les épaules.
— Les Grendelkins sont des adversaires dangereux. Ce sera lui ou nous. Il y a donc cinquante pour cent de chances qu’on n’ait pas à s’inquiéter au sujet des Malks au retour. Pourquoi gaspiller de l’énergie alors qu’on ne sait même pas si ça en vaut la peine ?
— Au risque de vous paraître farfelu, j’aime bien planifier à long terme. Par exemple, savoir comment on va remonter à la surface m’aiderait à rester optimiste sur le court terme, c’est-à-dire rester en vie.
Elle leva une main.
— Attendez.
Je m’immobilisai et tendis l’oreille. Mouse s’arrêta et huma l’air, pivotant les oreilles comme des radars miniatures. Aucun danger invisible ne sembla le titiller.
— Il est tout proche, murmura-t-elle.
— Son repaire n’est pas loin, murmura Gard.
Je haussai les sourcils. Le tunnel ne semblait pas différent du reste de la galerie.
— Comment le savez-vous ?
— Je le sens.
— Vraiment ?
— Oui, répondit-elle en avançant. C’est comme ça que j’ai su qu’il se trouvait dans cette ville, d’ailleurs.
— Sympa. Ça ne vous serait pas venu à l’idée de partager ce genre d’information, bien sûr, grommelai-je.
— C’est tout près. On va peut-être arriver à temps. Allez.
Je haussai les sourcils malgré moi. Mouse nous surclasse largement en termes de sensations purement physiques, et il ne semblait pas avoir décelé de présence hostile dans les parages. Mes propres sens sont en phase avec toutes sortes d’énergies surnaturelles, et je les avais mis en alerte maximale dès notre entrée dans les souterrains. Je n’avais rien détecté de maléfique.
Si la connaissance est une force, alors l’ignorance est une faiblesse. Dans mon domaine, l’ignorance tue. Gard n’avait rien dit au sujet d’un éventuel lien mystique entre le monstre et elle, mais cela expliquerait pourquoi elle pouvait le localiser quand moi je n’y parvenais pas.
Le problème avec ce genre de connexion, c’est que ça marche souvent dans les deux sens. Si Gard pouvait sentir le Grendelkin, il y avait de grandes chances qu’il puisse faire de même.
— Holà, un instant, dis-je. Si cette chose sait qu’on arrive, on ferait mieux de ne pas foncer tête baissée.
— On ne peut plus attendre. Il est sur le point de procréer, indiqua-t-elle d’une voix rauque.
La hache quitta son épaule, puis Gard sortit ce qui ressemblait à un feu de détresse de son sac, qu’elle abandonna.
Soudain, elle redressa la tête et poussa un hurlement de pur défi primal – un son si puissant, si brut, si primitif, qu’il semblait à peine humain. Ce n’était pas un mot, mais il communiquait parfaitement la rage de Gard, son mépris total du danger, de la vie… et de la mort. Ce cri de guerre me flanqua la chair de poule, et je n’en étais même pas la cible.
D’un mouvement de poignet, Gard alluma le feu de détresse, et elle me regarda par-dessus son épaule. Des ombres bizarres jouèrent sur son visage, soulignées par l’étrange lueur verdâtre. Ses yeux glacés et exorbités étaient entourés de blanc. Son sourire était si crispé que ses lèvres avaient pâli.
— Assez discuté, dit-elle avec un chevrotement déconcertant dans la voix.
Saint Schwarzenegger, priez pour nous.
Gard avait craqué.
Elle n’avait plus rien de la professionnelle imperturbable que j’avais connue au service de Marcone. En fait, jen’avais jamais vu personne se transformer en berserker à l’ancienne. Mais ce cri… J’eus l’impression d’entendre l’écho de siècles oubliés issus d’un monde antique, un monde plus sauvage perdu dans l’abîme du temps.
Je n’eus plus aucun mal à admettre son âge.
Elle chargea, fendant l’air avec sa hache dans la main droite et s’éclairant avec l’étoile étincelante du feu de détresse dans la gauche. Gard émit un nouveau hurlement, un cri inintelligible de défi adressé au Grendelkin. Sa signification était aussi claire qu’une batterie de phonèmes : Je viens pour te tuer.
Devant nous, dans le tunnel, quelque chose de bien plus gros que Gard lui répondit. Une vocifération puissante et grave qui ébranla les parois de la galerie. Viens me chercher.
J’avais le trouillomètre à zéro. Bordel, même Mouse avait les oreilles plaquées sur le crâne, la queue entre les jambes. Je ne devais pas avoir l’air plus courageux, mais je bottai le cul de mon cerveau, crachai un juron, et suivis la guerrière.
Charger tous feux allumés droit devant soi peut paraître stupide, mais il aurait été encore plus con de rester à ne rien faire en abandonnant la seule aide dont je disposais. En plus, pour le meilleur ou pour le pire, j’avais accepté de bosser avec Gard. Je n’allais pas la laisser foncer sans assurer ses arrières.
Bref, je chargeai dans le tunnel vers la source du beuglement terrifiant. Peut-être un peu plus sage que moi, Mouse hésita quelques secondes avant de s’élancer à ma suite. Il me dépassa pour se placer juste devant moi. Nous avions parcouru une vingtaine de mètres quand son souffle se transforma en un grognement de pure hostilité. Il aboya son propre défi.
Bon. En Cimmérie, fais comme les Cimmériens. Je poussai également un cri. Il se perdit parmi les échos qui rebondissaient dans la galerie.
Courant à cinq mètres devant moi, Gard émergea dans une grotte. Soudain elle bondit et tournoya habilement dans les airs avant de disparaître. La lueur verte qui faiblissait m’indiqua que le tunnel devait s’ouvrir au sommet d’une chambre grande comme l’atrium d’un petit hôtel. Si Mouse ne m’avait pas barré la route en s’appuyant contre moi, je n’aurais pas pu m’arrêter et j’aurais basculé dans le vide.
Une chute d’au moins dix mètres sur un sol de pierre humide.
Ma berserker atterrit sur ses pieds et transforma son élan en une roulade avant, esquivant ainsi une forme échevelée de la taille d’un réfrigérateur industriel qui partit s’écraser contre le mur avec un hurlement rauque et un grand bruit sourd.
La blonde se releva d’un bond, prit appui contre un mur, se retourna et retomba sur ses pieds, la hache levée vers le plafond. Elle avait lâché le feu de détresse, le laissant au centre de la grotte. J’eus un premier aperçu de l’endroit et de ce qu’il contenait.
Tout d’abord, la chambre – ou la caverne, je ne savais pas comment appeler ce truc – était énorme. Dix mètres de hauteur sous plafond, au moins autant de large, et l’espace se poursuivait dans les ténèbres au-delà de la lumière émise par le feu de détresse. Ça ressemblait à une grotte naturelle, même si certains endroits montraient des signes d’excavation au moyen d’outils primitifs. Près du sommet, une corniche large de moins d’un mètre formait un « C » dominant une partie de la chambre. J’avais failli la dépasser et tomber dans le vide. Je surplombais un escalier taillé dans la roche, si on pouvait qualifier de marches de vagues saillies pointure 45 espacées d’une cinquantaine de centimètres.
J’observai la caverne : une énorme pile de journaux, de vieilles couvertures, de vêtements tachés de sang et de trucs informes qui servait sûrement de nid ou de lit à la créature. Il devait faire un peu moins d’un mètre de haut et au moins trois mètres de long. Un monticule d’os – presque aussi gros – se trouvait non loin de là. Le vieil ivoire dépouillé de toute trace de viande luisait sous l’éclat étrange jeté par le feu. Je distinguais les yeux rougeoyants des rats et autres vermines qui grouillaient dans le tas d’ossements.
Une pierre énorme occupait le centre de la pièce. Dessus, un tonnelet de métal était placé entre les jambes d’une jeune femme plutôt jolie et plutôt déshabillée. De grosses cordes l’entravaient, lui maintenant les membres écartés sur un épais vernis de sang coagulé qui formait une couche presque caoutchouteuse sur la pierre. Elle avait les yeux grands ouverts, le visage baigné de larmes, et elle hurlait.
La hache de Gard fendit l’air en direction de la masse de poils. Comment faisait-elle pour se déplacer aussi vite que la créature ? Ils bougeaient aussi rapidement que dans un film de kung-fu. L’acier de Gard dut trouver sa cible, car un cri de rage résonna soudain et le monstre s’enfonça dans les ténèbres.
La berserker hurla de frustration. La lame de sa hache dégouttait d’une humeur sombre et, dans le sillage de celle-ci, des étincelles argentées révélèrent d’autres runes.
— Mage ! hurla-t-elle. Donne-moi de la lumière !
J’y travaillais déjà, concentrant plus de volonté dans l’amulette levée au-dessus de ma tête. La faible lueur magique s’embrasa, illuminant la longue galerie sur une trentaine de mètres et arrachant un cri de douleur mêlée de surprise au Grendelkin.
Je le vis pendant deux secondes peut-être, recroquevillé avec un bras dressé pour se protéger les yeux. Une peau flasque pendant sur au moins deux cent cinquante kilos de muscles, des ongles de mains et de pieds aussi longs et noirs que menaçants. Il était grand, près de trois mètres, et couvert de poils. Pas de la fourrure comme un ours ou un chien, mais des cheveux. Des cheveux humains, sous lesquels on distinguait facilement une peau pâle. On avait plus l’impression de voir un homme exceptionnellement hirsute qu’un animal.
Et c’était un mâle. Aucun doute possible – et c’en était terrifiant. J’avais vu des extincteurs moins gros. D’ailleurs, d’après ce que je voyais, Gard et moi avions dû interrompre les préliminaires.
Pas étonnant qu’il soit en colère.
La blonde aperçut le Grendelkin et chargea. Je saisis ma chance d’intervenir et pointai mon bâton vers la créature. Je rassemblai un nouvel éclair de volonté et grognai « Fuego ! ».
Ma crosse est un outil important. Elle me permet de canaliser et de diriger l’énergie avec bien plus de précision et de puissance que je ne pourrais le faire seul. Elle ne projetait pas le feu aussi bien que mon bâton de combat, plus spécialisé, mais elle convenait très bien pour l’occasion. Une colonne de flammes dorées large comme un tonneau de bière traversa la caverne pour envelopper le torse et la tête du Grendelkin. Elle était trop dispersée pour tuer la bête, mais j’espérais au moins l’aveugler et le distraire suffisamment longtemps pour que Gard l’achève.
Le monstre baissa le bras et j’entrevis des yeux jaunes, un visage hideux, et une bouche hérissée de crocs, qui s’étira en un sourire. Je compris que j’aurais tout aussi bien pu l’arroser avec un tuyau de jardin vu l’effet que le feu semblait lui faire. Il bougea. D’un rapide mouvement d’épaule il me lança un morceau de roche.
Croyez-moi sur parole, ce Grendelkin gâchait son talent, dans le circuit de l’enlèvement-viol-consommation.
Il aurait dû jouer au base-ball.
J’eus à peine le temps de comprendre qu’il m’avait envoyé une pierre avant qu’elle me frappe. Mon épaule gauche émit un craquement sourd et une vague de souffrance me submergea. Quelque chose me projeta au sol et mes poumons se vidèrent d’un coup. Mon amulette glissa entre mes doigts soudain tout engourdis, et la lumière s’évanouit d’un coup.
Merde ! J’avais cru que gros et hostile rimait avec débile. Rien à voir avec le Grendelkin. Il avait patiemment attendu que Gard charge loin de la lumière avant de lancer sa pierre.
— Mage ! hurla la guerrière.
Je ne voyais rien. Le court instant d’illumination magique m’avait rendu incapable de distinguer la faible lueur du feu de détresse, et Gard ne devait pas être mieux lotie. Je me levai en essayant de ne pas crier sous le coup de la douleur irradiant de mon épaule et vacillai vers le bord de la corniche pour inspecter la grotte.
Le Grendelkin poussa un nouveau beuglement, et Gard hurla. De souffrance, cette fois. Un coup sourd résonna, et Gard, les mains vides, vola comme une ombre fugace au-dessus de la lueur verdâtre. Elle heurta le mur juste en dessous de moi avec un horrible bruit mou.
Tout se déroulait si vite ! Par les cloches de l’enfer, j’étais vraiment dépassé.
Je me tournai vers Mouse et grognai des instructions. Mon chien me regarda quelques secondes, les oreilles plaquées sur le crâne, et ne broncha pas.
— Va ! lui criai-je. Va, va, va !
Mouse fit demi-tour et remonta le tunnel.
Gard gémit doucement et se traîna vers le faible cercle de lumière projeté par le feu. J’ignorais l’étendue de ses blessures, mais, si je ne réagissais pas avant que le monstre l’attaque de nouveau, elle n’allait sûrement pas se remettre d’aplomb. J’entendis les sanglots désespérés d’Élisabeth.
— Lève-toi, Harry, fulminai-je. Active.
Je pouvais à peine bouger mon bras gauche. Je dus saisir ma crosse avec la main droite avant d’entamer la périlleuse descente par l’escalier de pierre.
Un rire éclata dans les ténèbres. Une voix grave, masculine et suave. Quand le Grendelkin parla, ce fut de manière nette et cultivée.
— Salope de Geat, murmura-t-il. Je ne m’étais pas autant amusé depuis un siècle. Surt soit remercié, j’aimerais tant qu’il reste plus de Vierges d’Odin dans le monde. Vous êtes en voie d’extinction.
Je distinguais à peine les marches dans la lueur du feu. Mon pied glissa et je manquai de tomber.
— Qui est ce Seidrmadr ? demanda le Grendelkin.
— À tes souhaits, répondis-je.
Il apparut à l’orée du cercle de lumière et je m’arrêtai net. Les yeux jaunes du monstre brillaient d’un éclat aussi malveillant qu’affamé. Il déplia lentement ses doigts griffus tout en découvrant ses dents dans un nouveau sourire. J’avais la bouche sèche et les jambes en coton. Je l’avais vu se déplacer. S’il me chargeait, les choses tourneraient mal pour moi.
Rectification : quand il me chargera, les choses tourneront mal pour moi.
— Dis donc, lui dis-je en le regardant attentivement. Tu caches un extincteur dans ta poche, ou tu es juste content de me voir ?
— La seconde option, sans aucun doute possible, répondit-il en souriant de plus belle. J’aurai bientôt deux bouches à nourrir. Que t’a-t-elle promis pour que tu la suives dans cette folie ?
— Tu inverses les choses. C’est moi qui l’ai autorisée à m’accompagner.
Le Grendelkin éclata d’un rire grave, haché et malfaisant. C’était atrocement déconcertant d’entendre une voix pareille sortir d’un tel monstre.
— Tu te crois assez fort pour me vaincre, petit homme ?
— Tu en doutes ?
Innocemment, la créature laissa une de ses mains griffues courir sur le sol de pierre, provoquant des étincelles çà et là.
— Je combattais déjà la Seid avant même de quitter le Vieux Monde, gronda-t-elle.
La Seid ? Ha oui, le vieux terme nordique pour la magie.
— Sans elle, tu n’es qu’un singe avec un bâton, continua le Grendelkin. Un singe plutôt faible et maladroit en plus, ajouta-t-il après un bref instant.
— Gros balaise comme toi pas avoir de problème contre pauvre petit moi, alors, dis-je. Je suppose que tu as une histoire avec Mlle Gard ici présente.
Ses yeux étaient étranges. Je n’en avais jamais vu de pareils. En revanche, son visage hideux me rappelait quelque chose.
— Les querelles de famille sont toujours les pires, répondit le monstre.
— Je suis obligé de te croire sur parole dans ce domaine. De même que je vais être obligé d’emmener ces femmes. Je préférerais le faire en douceur, d’ailleurs. Tu choisis. Laisse tomber, gros balaise. Ça nous arrange autant l’un que l’autre.
Le Grendelkin me dévisagea, avant de partir dans un grand éclat de rire.
— Non seulement j’ai une reproductrice et une petite louve blessée pour jouer avec, mais j’ai aussi un bouffon. C’est presque un festival !
À ces mots, le monstre se rua sur moi. Je vis un poing calleux de la taille d’un ballon de volley m’arriver en pleine face. J’eus à peine le temps d’esquiver le coup. Je me jetai au sol, et le choc de l’atterrissage dans mon épaule m’arracha une grimace. Le marteau-pilon de chair et d’os percuta le mur avec un craquement sourd et des fragments de pierre me piquèrent la nuque.
J’étais mort de peur, et c’était tant mieux. La terreur est un excellent carburant pour certaines formes de magie, et la décharge de force façon casse-toi-connard que je projetai sur le Grendelkin aurait propulsé une voiture de l’autre côté de la rue et dans l’immeuble derrière.
Mais le monstre ne plaisantait pas quand il prétendait s’y connaître en contresort. La puissance brute le frappa, et sembla lui glisser dessus comme de l’eau autour d’une pierre. Il recula de deux pas à peine, mais j’eus assez de place pour m’agenouiller et balancer mon bâton. Sachant que je n’utilisais qu’une main, et dans une position difficile encore, ce ne fut pas un coup dévastateur.
Mais je le touchai dans l’extincteur.
Le Grendelkin poussa un hurlement au moins deux octaves plus haut que le premier, et je le dépassai pour me précipiter vers l’autel où Élisabeth Braddock gisait, impuissante, loin de Gard. Je voulais monopoliser l’attention de la créature.
Ça fonctionna parfaitement.
— Derrière vous ! hurla la jeune femme, les yeux écarquillés de frayeur.
Je fis volte-face, et le Grendelkin envoya ma crosse valser à l’autre bout de la pièce. Une sorte d’étau se referma autour de mon cou, et mes pieds quittèrent le sol.
Le monstre amena mon visage au niveau du sien. Son haleine puait le sang et la viande avariée. La fureur étincelait dans ses yeux. Je lui donnai des coups de pied, mais il m’éloigna de tout endroit vital, et mes attaques rebondirent inutilement contre son ventre et ses côtes.
— J’allais t’offrir une mort rapide, grogna-t-il. Parce que tu m’as amusé. Mais je vais commencer par tes bras.
Si je ne l’avais pas amené exactement là où je le voulais, j’aurais été bien moins optimiste sur mes chances de survie. Au moins j’avais réussi quelque chose : il tournait le dos au tunnel.
— Je vais les arracher l’un après l’autre, petit Seidmar, expliqua la créature. Ce qui, d’un point de vue littéraire, offre une certaine mesure d’ironie. Je vais te permettre de me regarder te dévorer les mains. Je vais te laisser observer ce que j’infligerai à ces chiennes avant de t’achever.
Il n’allait pas être déçu.
Il montra un peu plus les dents et me saisit le bras gauche. La souffrance dans mon épaule embrasa mon esprit. Je combattis la douleur, arrachai de ma poche la brosse au manche pointu d’Élisabeth, et l’enfonçai comme un pic à glace dans l’avant-bras du Grendelkin.
Il hurla et me projeta contre le mur le plus proche.
Ce fut douloureux. Très douloureux.
Je glissai sur le sol, comme un tas de chiffons. Juste après, ma vue se brouilla avant de commencer à s’obscurcir.
Ce qui était plutôt une bonne chose. Comme ça, moins de distractions. Il ne me restait plus qu’à bien calculer mon coup.
Un grondement résonna à l’entrée du tunnel au-dessus. Un hululement insolite qui se répercutait en une bouillie inintelligible.
Furieuse, la créature arracha la brosse de son avant-bras et la lança au loin. Mais quand elle entendit le cri, elle tourna sa tronche infâme vers la source du bruit.
Je ne m’étais jamais autant concentré sur un sortilège. Pas de cercle pour m’aider, plein d’éléments perturbateurs et pas la moindre marge d’erreur.
Le son étrange se transforma en un chœur de vociférations, un peu comme une cinquantaine de scies circulaires sous hélium, et Mouse surgit de la galerie avec une tempête de Malks à ses trousses.
Mon chien se jeta dans le vide, et les Félidés le suivirent, bien décidés à l’attraper. Mouse tomba de neuf mètres, droit sur le nid improvisé, et poussa un glapissement. Les Malks n’abandonnèrent pas la poursuite pour autant. Certains sautèrent, d’autres dévalèrent l’escalier avec fluidité, et d’autres encore plantèrent leurs griffes dans la pierre, glissant le long des murs comme des pompiers sur une rampe d’incendie, tous crachant leur rage, des dizaines et des dizaines d’yeux malveillants étincelant dans la lueur du feu.
Je lançai mon sort.
— Vermine inutile ! beugla le Grendelkin, d’une voix encore plus aiguë qu’avant.
Il me désigna, moi, le mec à l’air épuisé dans un long manteau de cuir, et mugit :
— Tuez le magicien ou je vous mange jusqu’au dernier !
À présent consumés autant par la peur que par la colère, les Malks se ruèrent sur moi. Je les laissai se déchaîner un bon moment, mais ils étaient sûrement une bonne trentaine sur mon dos et le manteau ne pouvait pas me protéger partout.
Les griffes et les crocs brillèrent sous la lumière du feu de détresse.
Du sang gicla.
Les Malks devinrent complètement fous.
Je hurlai en battant des bras, tuant un Félidé ici ou là, mais impossible de me protéger de toutes ces morsures, de toutes ces griffures. Le Grendelkin se tourna vers Élisabeth, toujours ligotée.
Quelle galère, d’ailleurs, de dénouer les liens serrés par le monstre tout en entretenant l’illusion dans mon esprit. Enchanté pour me ressembler, il se battait avec frénésie, déchiquetant et cognant les Malks qui l’attaquaient. En plus, la jeune femme hurla de plus belle en me voyant sous l’apparence du Grendelkin. Ce n’était pas fait pour m’aider, mais que voulez-vous, aucun plan n’est parfait.
— Mouse ! criai-je.
Un Félidé vola au-dessus de ma tête et alla s’écraser contre le mur.
Mon chien me rejoignit au moment où je libérais enfin ma vierge victime.
— Sors-la d’ici, dis-je en lui confiant la jeune femme. Cours ! Allez, allez, allez !
Élisabeth ne comprit pas tout ce qui se passait, mais elle capta assez bien le dernier point. Elle s’enfuit vers l’escalier rudimentaire. Mouse l’accompagna et, quand un Malk voulut se jeter sur le dos nu de la fille, il intercepta le petit monstre en plein vol, le rattrapant aussi facilement qu’un frisbee dans un parc. Le chien gronda et donna un coup de mâchoires. Le cou du Malk se brisa dans un craquement net. Mouse le lâcha et reprit sa course.
Je retrouvai ma crosse et accourus auprès de Gard. Les Félidés ne l’avaient pas encore remarquée. Ils étaient bien trop occupés à submerger le monstre…
Merde ! J’avais relâché ma concentration. Il avait repris son apparence, et moi la mienne.
Je me retournai et canalisai ma volonté sur l’immense pile d’ossements bien nettoyés. Je tendis mon bâton et tonnai :
— Contre-moi donc ce sort, Forzare !
Des dizaines de kilos de morceaux d’os acérés frappèrent le Grendelkin et les Malks. Je projetai les os avec violence. Encore plus fort que lorsque la créature m’avait lancé la pierre. Les fragments les déchiquetèrent comme une énorme charge de chevrotine.
Sans attendre de voir le résultat, je ramassai le feu de détresse toujours allumé et le lançai dans le tas de tissus, de vêtements ensanglantés et de journaux qui formait le lit. Le tout s’enflamma instantanément, projetant une vive lumière et une épaisse fumée.
— Levez-vous ! criai-je à Gard.
Un hématome lui déformait un côté du visage et elle avait un bras cassé. Un os avait perforé la peau de son avant-bras. Je l’aidai à se lever. Hébétée, elle s’étrangla avec la fumée, qui étouffait aussi la lumière. Je la conduisis jusqu’aux marches, et même dans notre piteux état, on parvint à établir une forme de record de vitesse en les gravissant.
Le vacarme assourdissant des hurlements combinés du Grendelkin et des Malks diminua un peu tandis que la fumée commençait à les étouffer aussi. L’air bougeait dans la caverne. Le feu le consumait comme une cheminée. J’illuminai de nouveau mon amulette pour repérer la sortie.
— Attendez ! glapit Gard au bout de quelques mètres dans le tunnel. Attendez !
Elle lutta pour mettre la main dans la poche de sa veste contenant la petite boîte en ivoire, mais ne parvint pas à l’atteindre avec son bras valide. Je la sortis pour elle.
— Sortez celle avec un triangle portant trois lignes qui s’entrecroisent, me dit-elle en s’appuyant contre le mur pour garder son équilibre.
Je farfouillai dans les petits carreaux blancs jusqu’à trouver le bon.
— Celle-là ? demandai-je.
— Attention, grogna-t-elle. C’est une rune de destruction.
Elle me l’arracha des mains, fit quelques pas vers la caverne en chuchotant, et cassa le carreau. Une étincelle d’un rouge profond grésilla. La galerie commença à frémir, puis à trembler.
— Courez !
Pas besoin de me le dire deux fois.
Le passage s’effondra derrière nous dans un grondement, scellant la chambre du Grendelkin et des Malks, et les enfermant dans l’épaisse fumée.
On s’arrêta peu après. La poussière tourbillonnait dans le tunnel. Le bruit des créatures surnaturelles s’interrompit d’un coup, comme si on avait appuyé sur un interrupteur. Le silence était assourdissant.
On resta ainsi, essoufflés et blessés. Gard s’affala sur le sol pour reprendre des forces.
— Vous aviez raison, dis-je. Je crois qu’on n’a pas à s’inquiéter au sujet des Malks pour le retour.
— C’était ma hache préférée, répondit Gard avec un sourire fatigué.
— Retournez la chercher, je vous attends là.
Elle grommela.
Mouse apparut plus haut dans le tunnel et nous rejoignit, Élisabeth Braddock accrochée à son collier et un peu gênée par son absence de vêtements.
— Que… geignit-elle. Que s’est-il passé ici ? Je ne comprends rien.
— Tout va bien, madame Braddock, la rassurai-je. Vous êtes en sécurité. Nous allons vous ramener auprès de votre mari.
Elle ferma les yeux, frissonna et se mit à pleurer. Elle s’agenouilla pour passer les bras autour du cou de Mouse et enfouit le visage dans sa fourrure. Elle tremblait de froid. J’enlevai mon manteau et le lui posai sur les épaules.
Gard l’observa, puis regarda son bras cassé et soupira.
— Il me faut un verre, conclut-elle.
— Pareil. Venez, dis-je en crachant de la poussière. Je lui tendis la main pour l’aider à se relever et elle l’accepta.
Plusieurs heures et autant de médecins plus tard, j’échouai avec Gard dans le pub où le concours de bière arrivait à son terme. On s’attabla avec Mac. Les Braddock avaient bredouillé un torrent de remerciements avant de disparaître, enfin réunis. Une médaille était collée sur le tonnelet de Mac, et il nous servit une chope à chacun.
— La Nuit des Morts brassants, grommelai-je. Plutôt la nuit des morts cognants, si vous voulez mon avis.
On m’avait refilé des antidouleurs pour mon épaule, mais j’attendais d’être tranquille dans mon lit pour en prendre. De fait, j’avais mal presque partout.
Mac se leva. Il vida sa chope et nous salua avec.
— Merci.
— Pas de souci, dis-je.
Gard sourit légèrement et inclina la tête vers lui. Mac partit.
La berserker blonde finit son ale et inspecta son bras plâtré.
— C’est pas passé loin.
— N’est-ce pas ? concédai-je. Je peux vous demander un truc ?
Elle opina du chef.
— Le Grendelkin vous a traitée de Geat.
— Effectivement.
— Je ne connais qu’une personne appelée ainsi.
— On est encore quelques-uns de par le monde, dit Gard. Mais tout le monde a entendu parler de celui-là.
— Vous dites que le Grendelkin est un descendant de Grendel. Dois-je comprendre que vous êtes une descendante de Beowulf ?
— Le conflit entre ma famille et celle des Grendelkins remonte à loin, sourit la « jeune » femme.
— Il vous a aussi appelée « Vierge d’Odin ».
Elle haussa de nouveau les épaules, sans se départir de son sourire énigmatique.
— Gard n’est pas votre vrai nom, hein ? insistai-je.
— Bien sûr que non, répondit-elle.
— Vous êtes une valkyrie. Une authentique valkyrie, dis-je en buvant une nouvelle lampée du breuvage décoré de Mac.
L’expression de son visage était indéchiffrable.
— Je croyais que les valkyries faisaient surtout des enlèvements et des livraisons, poursuivis-je. Choisissant les meilleurs guerriers parmi les morts. Les emportant au Valhalla. Oh, et servant la bière là-bas. Les filles vierges d’Odin, abreuvant les combattants et faisant la fête jusqu’à Ragnarok.
Gard éclata de rire.
— Les filles vierges, gloussa-t-elle.
Elle se leva et regarda de nouveau son bras cassé. Elle s’inclina vers moi et m’embrassa sur la bouche. Ses lèvres me communiquèrent un doux feu de sensations et je ressentis ce baiser jusque dans mes orteils. Heu, voire plus dans certaines zones.
Elle se releva lentement, ses yeux bleu pâle brillaient.
— Ne croyez pas tout ce qu’on dit, Dresden, souffla-t-elle en m’adressant un clin d’œil.
Elle se retourna pour partir, puis me regarda par-dessus son épaule.
— Bon. En toute franchise, il aime bien qu’on l’appelle « papa » des fois. Je m’appelle Sigrun.
Je regardai Sigrun s’en aller. Puis je finis le reste de bière.
Mouse se leva en remuant la queue avec l’air d’attendre quelque chose et on rentra à la maison.